La transhumance; tradition et biodiversité

Mon dernier article sur le mouton nez-noir du Valais a fait ressurgir mon intérêt pour une pratique agropastorale datant de plusieurs millénaires; la transhumance!
Vous vous souvenez de l'un de mes premiers articles sur les bergers landais sur échasses qui parcouraient des kilomètres pour faire paître leurs troupeaux de moutons? Alors vous connaissez la transhumance!

Bergers landais dans le sud-ouest de la France. (www.rarehistorialphotos.com)

Selon Wikipédia, le mot "transhumance" vient des mots latins trans, à travers, au-delà et humus, terre. Il s'agit de la pratique permettant le déplacement d'un troupeau d'un pâturage à l'autre, selon les saisons ou les conditions climatiques, parfois même au-delà des frontières du pays. 
Il existe deux grands types de transhumance; la verticale, qui concerne les  régions  montagneuses  et l'horizontale ; relevant des plaines et des plateaux. Avec les moutons nez-noir du Valais, on parle donc de transhumance verticale (paysages alpins), tandis que pour les bergers landais,  il s'agit plutôt de transhumance horizontale (les landes).  Bien sûr, avec la diversité des paysages et du climat sur la Planète, des modulations peuvent exister.

Moutons à Senales, dans le nord-est de l'Italie. Certains parcours traversent la frontière pour se rendre au Tyrol autrichien. Des ententes datent parfois de plusieurs centaine d'années.

​On parle de « transhumance estivale »  lorsque les bêtes gagnent les pâturages en altitude l'été, et de « transhumance hivernale » lorsque les bêtes descendent dans les plaines pour profiter d’un climat moins rigoureux, à l'approche de l'hiver. 
Christophe, berger de la Vallée d'Ossau dans les Pyrénées, nous parle de sa passion:

Entendre Christophe

Bien que cette "migration"  s'observe  sur tous les continents habités, il existe d'importantes variations culturelles, techniques et sémantiques. Toutefois,  les pratiques sous-jacentes pour tirer parti des pâturages saisonniers éloignés sont similaires; aspects que nous verrons plus loin.
Pour ce qui est des variations sur le plan linguistique, le terme alpage sera utilisé dans les alpes francophones,  estive dans les Pyrénées (comme dans la vidéo que vous venez de voir),  chaume dans les Vosges, poya en Suisse romande et  dhiava en Grèce, pour ne nommer que ceux-là.
Sur le plan technique, la façon de transporter  les animaux, pour qui un trop long voyage risquerait de les épuiser, varie d'un endroit à l'autre, même si, aujourd'hui,  ces animaux sont souvent transportés par camion. 

Techniques de transport pour les animaux plus fragiles, ici chez les Aït Atta au Maroc (www.desert-montagne.ma)

Transport d'agneaux dans les Senales. Nord-est de l'Italie. (Photo: Mauro Gambicorti, Kulturverein Schnals)

Vous remarquerez ausssi que les chiens sont des collaborateurs quasi indéfectibles des bergers! De super rassembleurs et protecteurs contre les prédateurs! Et les sonailles (cloches) qui ont plusieurs fonctions; en plus de pouvoir retracer le troupeau, il facilite les déplacements quand le leader du groupe se lève, les autres ont tendance à le suivre, en entendant le tintement. Les marques sur les bêtes permettent, quant à elles, d'identifer leur propriétaire.

Avant le départ en transhumance, les animaux sont marqués afin de d'identifier leur propriétaire (www.france3-regions.francetvinfo.fr)

Même l'UNESCO a reconnu en 2019  cette pratique agricole traditionnelle comme patrimoine culturel immatériel de l'Humanité, du moins pour l'Italie, l'Autriche, et la Grèce, qui en avait soumis la demande. 

En France, la transhumance est toujours pratiquée dans les Pyrénées, les Alpes, le Massif Central, la Corse, les Vosges et le Jura. Des démarches sont en cours auprès de l'UNESCO pour que la transhumance y soit également reconnue, en association avec l'Espagne, l'Albanie,  Andorre, la Croatie,  le Luxembourg, le Portugal, ainsi que la Roumanie. Le dépôt du dossier se fera en mars 2022.

Transhumance des bovins en Lozère, dans le sud de la France. (www.midilibre.fr)

Certaines routes de transhumance existent depuis des générations. L’Italie est l’un des pays d'Europe, avec la France et la Roumanie, à avoir conservé son ancien réseau de voies de transhumance (tratturo en italien,  au pluriel, tratturi), dont certaines sont encore utilisées par les éleveurs d'aujourd’hui. Connus sous le nom de "Royal Shepherd's Pathways" (Tratturo Magno en italien), ce réseau a été protégé au Moyen-Âge, mais son existence date, fort probablement, de bien plus longtemps. Vous pouvez même faire un circuit sur cette route, comme touriste, à pied ou à cheval, et profiter des paysages, de sites archéologiques datant d'avant les romains, participer à des festivals, rencontrer leurs sympathiques habitants et déguster la cuisine locale... et ses vins!

Paysage de la Tratturo Magno (signifiant royale) L'Aquila-Foggia, Italie (www.viaggiando-italia.it)

Ce mois-ci (octobre) a lieu la marche traditionnelle de transhumance pour rendre hommage à ce précieux héritage . Concert sur la tratturo. (www.facebook.com/tratturomagno) Page que je vous recommande; ça donne le goût d'y être!

Profitez-en pour participer au Festival médiéval à Sulmona! (www.leviedellatransumanza.org)

Le Domaine Spinelli a créé une ligne de vins en hommage à cette route traditionnelle; Les vins Tratturo (www.tratturowine.com)

En Roumanie existe également une ancienne voie de transhumance ;  La route  impériale Maria-Theresa, créée sous les ordres de la reine du même nom de l'empire Austro-Hongrois, à l'époque où la Transylvanie était sous sa domination. Les bergers la partagent maintenant avec les cyclistes de montagnes, les randonneurs et les marathoniens.

Berger des Carpates amenant son troupeau de moutons dans la chaîne de montagnes du même nom, en Roumanie. (www.carpathiandreams.com)

La tradition se perpétue aussi au Maroc, chez les Aït Atta,  la migration se fait alors en famille, de façon nomade; vous pouvez même partir avec eux!

Transhumance du peuple Aït Atta, depuis les Vallées du Dadès jusqu'aux hauts plateaux de l'Atlas (www.desert-montagne.ma)

Voir la vidéo

La transhumance en soi n'est pas de tout repos et revêt parfois des enjeux économiques et politiques qui en complexifient sa réalisation.  En Amérique latine, elle se veut parfois la seule alternative pour posséder des animaux d'élevage; l'accès aux terres n'étant pas possible pour tous et des portions de routes deviennent, de plus en plus, privées. En Afrique, de nombreux conflits existent (parfois armés) aux frontières ou entre agriculteurs et ceux qui transhument:

Transhumance au Togo (www.icilome.com)

Malgré tout, partout sur la planète, on observe la transhumance....

​Ici, au Kirghizistan:

On ne peut dissocier les kirghizs des chevaux, même si les moutons, yaks et dromadaires sont présents. (www.olivieroctobre-photo.fr)

Traite des juments plusieurs fois par jour pour préparer, entre autre, le kumiz, boisson de lait de jument fermenté.(www.tourismesolidaire.org)

Campements nomades dans les hauts pâturages du Pamir (www.tourismesolidaire.org)

Et au Ladakh, avec les fameuses chèvres cachemire; 

Plus l’altitude est élevée, plus la chèvre produira une laine fine (sous-poil) pour se protéger du froid, et ainsi, plus le cachemire sera fin (www.pashminacachemire.com)

En Patagonie, en Argentine:

Transhumance en Argentine; comme pour toute transhumance, chaque départ est un défi; la météo, le temps, la gestion du troupeau...et sa propre survie (Photo; Agustino Mercado; www.revistaharoldo.com.ar)

En Laponie, en Scandinavie:

Berger Sami marquant d'un signe, un renne de son troupeau, en vue de la transhumance. (www.sciencesetavenir.fr)

En Islande:

L'instinct grégaire des chevaux facilite leur transhumance, tradition encore très vivace en Islande (www.blog.cheval-daventure.com)

Chez les Qashqai, dans la province d'Isfahan, en Iran (vous connaissez maintenant l'origine du nom de la voiture du même nom!) Laissez-vous porter par les images et les techniques traditionnelles de ce peuple résilient.

Voir la transhumance chez les Qashqai

Comme vous avez pu le constater dans les différentes vidéos, certains bergers partent à deux avec le troupeau, d'autres en famille, et certains, en collaboration avec d'autres propriétaires. Traditionnellement, ce sont les hommes qui sont en charge de la transhumance, mais les choses tendent à changer, comme ici, en Italie:

La transhumance au féminin

La transhumance revêt plusieurs fonctions communes, qu'importe la région;  que ce soit au niveau agricole, sociologique, culturel, environnemental et même culinaire et textile! 
La transhumance permet d'accéder à des pâturages qui ne seraient pas accessibles autrement, ce qui a directement un impact sur la santé des animaux et de leurs sous-produits; laine, lait, viande, etc... De plus, grâce au broutage, les terres ne sont pas envahies par les broussailles et les excréments permettent non seulement d'enrichir le sol, mais de permettre la diffusion de graines et semences, ce qui facilite la biodiversité et créent une mosaïque de paysages et de terroirs d'exception sur le plan agroalimentaire et textile. En France, cela concerne pas moins 50 appellations d'origine protégée et 35 Label rouge pour la viande et les fromages. (www.agriculture.gouv.fr)

Autre exemple de produits du terroir; l'Oscypek, le fameux fromage fumé au lait de brebis des Carpates (www.moutonsdescarpates.com)

La transhumance crée également des liens sociaux, non seulement entre propriétaires de bétail, mais avec leurs familles et les régions voisines. Ces contacts favorisent les échanges culturels, les collaborations, ainsi que le développement de rituels et festivités qui débordent souvent au-delà du village lui-même pour devenir des événements touristiques. Comme ici à Kelchsau, en Autriche:

Voir la Fête de la transhmance à Kelchsau

La transhumance a également contribué à une riche tradition de folklore, de chansons et de littérature. 

Éleveur italien jouant de la zampogna. (Photo: Asvir Moligal 2010 (www.ich.unesco.org)

Et de beaux chants polyphoniques, ici, dans les Hautes Pyrénées:

Écouter le chant polyphhonique

"La transhumance en tant que force culturelle, avec un fort élément d’identité, a réussi à créer, au cours des siècles, des liens sociaux et culturels solides entre les personnes qui la pratiquent et les lieux qu’ils traversent, tout en représentant une activité économique durable caractérisée par une relation entre l’homme et la nature dont la force symbolique a influencé tous les domaines de l’art."  

                                            Ministère de l’Agriculture italien lors du                                                   dépôt de la demande à l'UNESCO

Par extrapolation, on remarque l'influence de la transhumance dans certaines initiatives et pratiques actuelles. Dans mon coin de pays, des éleveurs de bovins déplacent leurs troupeaux de pâturages en pâturages (qui sont toutefois connexes), durant les mois d'été, dont la Ferme Grazing Days et la Ferme Brylee.
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À la Ferme Brylee, à quelques kilomètres de chez moi, les troupeaux changent de pâturages à quatre reprises durant la journée durant la période estivale et traversent la route principale à certaines occasions; arrêt forcé pour nous, conducteurs et cyclistes, le temps de laisser passer le troupeau! Ici, lors d'un reportage pour l'émission "Arrive en campagne".

Voir la traversée des bovins à la Ferme Brylee

Autre variation sur le même thème, l'éco-pâturage urbain, une pratique en pleine expansion en France, comme au Québec.

À Montréal, le projet "Le repaire de Biquette", intègre un troupeau de moutons dans certains parcs de la ville. L'initiative permet l'entretien des espaces verts de façon écologique (sans tondeuse, ni produit chimique), de sensibiliser la population à notre lien aux animaux (et de son effet relaxant!) et  d'éduquer, par des ateliers et des activités ludiques.

Les moutons (et maintenant des poules) passent leur été au Parc Maisonneuve et retournent dans leurs quartiers d'hiver dans les Laurentides, par la suite. 

Marie-Hélène Poitras, bergère et l'une des 150 bénévoles qui participe au projet (www.facebook.com/BiquetteaMontreal)

L'une des activités organisées par le projet d'écopâturage urbain à Montréal; le yoga parmi les moutons! (www.facebook.com/BiquetteaMontreal)

Bien qu'en décroissance depuis plusieurs décennies, la transhumance revient aujourd’hui à l’honneur dans de nombreux pays. Rien d’étonnant à cela : à l’aube du XXIème siècle, elle s’inscrit naturellement dans le développement d’une agriculture durable et s’avère idéale pour aider à conserver la biodiversité.

La transhumance... un lien inspirant, entre l'Homme, les animaux et l'écosystème...

RÉFÉRENCES ET COMPLÉMENTS D'INFORMATIONS
​
- Les défis de la  transhumance chez des berger   valaques, en Grèce:
 https://www.youtube.com/watch?v=TAcD4fSF0l0

- Page Facebook de la Tratturo Magno en Italie:
 https://www.facebook.com/tratturomagno
​
- Sur la transhumance au Kirghizistan:
 www.mavieaukirghizistan.com
​ https://www.youtube.com/watch?v=E4X4NbjAPBs

- Vidéo sur deux femmes bergères:
 https://www.youtube.com/watch?v=1bUrZbSnb-I

- Un peu plus sur la polyphonie et les instruments de   musique  traditionnels des bergers
 https://www.youtube.com/watch?v=j3oqyk43iGA

- Émission de la "Semaine verte" : "Du boeuf     carboneutre, c'est possible?"
 https://www.facebook.com/iciradiocanadatele/videos/   4226584434127455